Adieu bisphénol A, bonjour bisphénols F, S, M, B, etc.

Adieu bisphénol A, bonjour bisphénols F, S, M, B, etc.

« Vous n’en avez jamais entendu parler et pourtant vous en absorbez chaque jour un tout petit peu. » Ainsi commençait l’article que je consacrais au bisphénol A en avril 2004 dans Sciences et Avenir. Dix ans ont passé, au cours desquels le bisphénol A (BPA pour les intimes) est sorti de l’anonymat, jusqu’à semer en 2010 la panique chez les mamans lorsqu’elles ont réalisé que leurs biberons en polycarbonate renfermaient ce composé toxique. Mais le 1er janvier 2015, il va quitter l’arène alimentaire par la force des réglementations successives.

Un médicament dévoyé

Le BPA a été synthétisé en 1936 par le britannique Charles Dodds pour servir de médicament dans les troubles hormonaux. Mais deux ans plus tard, Dodds abandonne le BPA au profit d’une molécule encore plus prometteuse, le Distilbène ou DES (dont la mise sur le marché se révèlera catastrophique pour des milliers d’enfants). Le BPA ne sera jamais commercialisé comme médicament.

En 1957, l’industrie chimique réalise qu’elle peut polymériser le BPA pour fabriquer des polycarbonates. C’est le début d’une myriade d’applications. Le BPA est entré dans la composition des biberons plastiques, des plastiques de stylo-bille, des conteneurs pour micro-ondes, des vernis de revêtement internes des boîtes de conserve et des cuves de vin, des résines utilisées pour étanchéifier réservoirs et canalisations d’eau, des amalgames dentaires, du vernis à ongle.

En 1997, le biologiste Frederick vom Saal (lire entretien en fin d'article) a administré pour voir « un tout petit peu » de bisphénol A à des souris gestantes : quelques nanogrammes par gramme de poids, pendant 7 jours, au moment où les organes foetaux se différencient. C’est à cette époque de la grossesse que le médicament Distilbène (DES) dont la structure chimique est proche de celle du BPA, prescrit de 1948 à 1977 aux femmes enceintes menacées de fausse couche, a provoqué des dommages irréversibles chez les enfants : stérilité, malformations, risque accru de cancers, troubles du comportement.

Comme avec le DES, vom Saal voit apparaître des anomalies : à l’âge adulte, le poids de la prostate chez les mâles traités est supérieur de 30 % à celui des individus non traités. C’est l’émoi chez les fabricants de plastiques mais aussi les toxicologues. La toxicologie repose en effet sur le concept selon lequel « la dose fait le poison. » Traduction : en deçà d’un certain seuil, pas d’effet possible.

Or, à l’époque, la dose journalière admissible (DJA) de BPA en vigueur dans la Communauté européenne est de 0,05 mg/kg de poids. Or Vom Saal a démontré dès 2004 des effets délétères à des doses 25 000 fois plus faibles ! L'Union européenne devrait finalement abaisser la DJA à 0,005 mg/kg/pc. Mais que de tergiversations pour en arriver là.

L’empire du plastique contre-attaque

L’industrie commande aussitôt des études : elles sont négatives. Vom Saal et son concept de « basses doses » sont discrédités sur bisphenol-a.org, un site Internet créé pour l’occasion par les sociétés du plastique. En avril 2002, des experts du comité scientifique européen sur l’alimentation (SCF) s’appuient, dans un avis embarrassé, sur ces études négatives pour écarter provisoirement l’hypothèse des « basses doses ». Pour autant, le SCF divise par 5 la dose journalière admissible de BPA et réserve son avis définitif sur les « basses doses » à la publication de nouvelles études.

Venant du monde entier, elles se sont accumulées. Chez la souris, le BPA passe la barrière du placenta et se retrouve dans l’intestin du fœtus. Toujours chez la souris, l’exposition des mâles à de faibles doses de BPA entraîne une baisse de la spermatogénèse, une augmentation du volume de la prostate, des malformations de l’urètre selon plusieurs travaux américains. Chez la femelle, elle conduit à des malformations et une hypertrophie mammaires. Les rats mâles exposés au BPA montrent des troubles du comportement. Dans les deux espèces, mâles et femelles grossissent de manière exagérée. Le BPA à faible dose augmente de 40 % chez la souris le risque de fausses couches et d’anomalie chromosomique caractéristique, chez l’homme, de la trisomie 21.

L’exposition humaine au BPA, jugée minime jusqu’alors, a été quantifiée pour la première fois en 2002 par le Pr Gilbert Schoenfelder, un toxicologue de l’université libre de Berlin. Examinant des femmes enceintes entre la 32ème et la 41ème semaine de grossesse, il a trouvé du BPA dans le sang maternel, le placenta et le sang fœtal, à des doses jusqu’à dix fois supérieures à celles qui provoquent des troubles chez l’animal. D’où vient-il ? Des parois des récipients en polycarbonate (et des biberons) après 2 semaines d’usage, du revêtement interne des boîtes de conserve. Il y a du BPA dans les eaux de distribution issues de réservoir badigeonnés au BPA. Plus la température s’élève, plus les concentrations augmentent.

Les études épidémiologiques conduites à ce jour ont lié l’imprégnation au BPA à un risque plus élevé de maladies cardiovasculaires, hypertension, diabète, troubles de l’érection et de cancer du sein chez les femmes exposées in utero.

Et après le BPA ?

Le 1er janvier 2015, le BPA sera banni des contenants alimentaires.

Pour le remplacer dans les revêtements internes des boîtes de conserve, de nouvelles résines ont vu le jour, pour l’essentiel acryliques ou polyesters, ou les deux, souvent mélangées à des vinyles et des uréthanes. On trouve aussi des oléorésines dérivées de plantes mais leur utilisation est limitée car elles réagissent mal avec les aliments acides.

Quant aux autres usages, les remplaçants du bisphénol A sont pour l'essentiel des… bisphénols.

Le bisphénol F est utilisé dans les résines époxy et les papiers thermiques, le bisphénol S dans les papiers thermiques également mais aussi les résines époxy, phénoliques, polyesters, polycarbonate, polyéthersulfone (en remplacement des résines polycarbonates qui servaient aux biberons et à la vaisselle pour enfants).

On trouve déjà du bisphénol S dans la plupart des plastiques qui servent à la fabrication de biberons pour bébés et de récipients pour adultes. Ces plastiques sont étiquetés « sans BPA ». Ils présenteraient les mêmes inconvénients que le BPA.

Tous les bisphénols ont des structures chimiques et une souplesse d'utilisation similaires. L’ANSES a rendu en 2013 un avis relatif à l’évaluation des risques liés au Bisphénol A pour la santé humaine et aux données toxicologiques et d’usage des bisphénols S, F, M, B, AP, AF, et BADGE (bisphénol A diglycidyl éther). Ce document insiste sur la nécessité de réaliser une étude combinée de toxicité sur le développement et de cancérogénèse, ainsi que sur le potentiel oestrogénique des BPF et BPS du fait de l’analogie structurale de ces substances avec le BPA.

Des analyses urinaires effectuées aux Etats-Unis, au Japon ou en Chine ont montré qu'on retrouvait déjà du bisphénol S dans le corps de la majeure partie de la population (plus de 80% aux Etats-Unis). Pour le Pr Jean-François Narbonne, expert toxicologue à l'ANSES et auteur du livre Sang pour sang toxique, "le bisphénol S est encore pire que le bisphénol A car il est plus persistant dans l'environnement !" Il estime que les lobbies politiques ont poussé à un remplacement trop rapide du bisphénol A et que le remède est pire que le mal. C’est d’ailleurs ce que montrent des études très récentes qui suggèrent que le BPS augmente le risque d’hyperactivité chez l’enfant mais aussi le risque d’arythmie.

Comme disait mon copain Reiser, on vit une époque formidable !

3 QUESTIONS A FREDERICK VOM SAAL, LE CHERCHEUR PAR QUI TOUT EST ARRIVE

Comment se comporte le BPA des emballages alimentaires ?
Les polycarbonates se dégradent au cours du temps. Si vous prenez des boîtes de conserve et que vous les chauffez, par exemple vous les envoyez aux soldats en Iraq, la nourriture sera imprégné par du BPA. Cette imprégnation varie d’un niveau faible à un niveau très élevé. Les études de migration d’avant 1999 ne doivent pas être considérées car à cette date de nouvelles mesures analytiques plus fines ont été mises au point. Avant, le seuil de détection était si élevé qu’on ne voyait rien. On est passé d’un seuil de 30 mcg/L à 0,01 mcg/L, en dessous d’une part par milliard. Après 1999, plus personne ne rapporte de résultat négatif. Le polycarbonate neuf ne migre pas beaucoup : niveaux bas détectés. Mais si vous le chauffez il se dégrade, le lavage avec un détergent accélère le taux de cette dégradation. Au bout de 20 à 50 lavages, ce qui est le cas après deux semaines, un biberon neuf commence à larguer du BPA. Les taux relevés sont alors multipliés par 5, 10, 15 ou 20.

Le BPA a-t-il les mêmes effets que le DES ?
Le DES et le BPA ont une structure similaire. On sait que les enfants dont les mères ont pris du DES connaissent des troubles de santé. Les bébés souris nés de mères qui reçoivent du DES présentent les mêmes troubles. Maintenant nous avons des études qui montrent divers dommages dus au BPA. Chez l'animal, l’exposition au BPA à quelque épochez que que ce soit chez le mâle entraîne une baisse de la spermatogénèse et une augmentation du volume de la prostate. Elle crée des malformations de l’urètre. Chez la femelle, elle entraîne une puberté précoce, des malformations des mamelles, des anomalies des conduits, une augmentation anormale de la poitrine. Il s’agit d’animaux dont les mères ont été exposées à des niveaux dix fois moins élevés que ceux que l’on retrouve chez l’homme. Les mâles et les femelles grossissent de manière exagérée. Donc l’exposition au BPA programme les cellules à une croissance exagérée. De plus, le BPA influence la programmation des cellules adipeuses : elles sont plus nombreuses et elles stockent plus de graisses. On parle d’une substance chimique qui contribue à l’obésité humaine. Le cerveau est un organe cible majeur des estrogènes, et notamment le siège du contrôle moteur. C’est dans cette zone que se développe la maladie de Parkinson. A très faibles doses, le BPA altère la structure et le fonctionnement neurochimique de cette région. On observe que les animaux deviennent agressifs, anxieux, hyperactifs, avec une facilité accrue d’addiction aux amphétamines.

Avez-vous subi des pressions à titre personnel ?
J’ai été soumis à des pressions considérables. L’industrie chimique a fait tout son possible pour me discréditer. Je ne suis pas inquiet. On continue de m’inviter dans les congrès pour parler de la biologie fondamentale. L’industrie a essayé de m’acheter pour que mes premiers travaux ne soient pas publiés. Ils ont envoyé une personne qui m’a dit : «Peut-on parvenir à un arrangement mutuellement bénéfique ? Vous pourriez retarder la publication de votre article jusqu’à ce que vous receviez le feu vert.» Je leur ai dit d’aller se faire voir. Vous comprenez en quoi consistait «l’arrangement bénéfique» ? Mon travail est financé par les NIH [les Instituts nationaux de la santé] sur des fonds publics. Je considère qu’il appartient aux contribuables. Ce serait inacceptable d’accepter de l’argent pour l’enterrer. La beauté de la science c’est qu’elle s’auto-corrige en permanence. Ils ne l’ont pas compris. On ne peut pas soutenir longtemps quelque chose qui est foncièrement faux.

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Auteur

Thierry Souccar

Journaliste et auteur scientifique, directeur de laNutrition.fr

Thierry Souccar est journaliste scientifique, éditeur, auteur de nombreux best-sellers dontLait, mensonges et propagande. En charge des questions de santé à Sciences et Avenir pendant 15 ans, il a créé LaNutrition.fr, premier site d’information francophone indépendant sur l’alimentation et la santé. Il est membre de l'American College of Nutrition depuis 2000.

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