Je voulais tailler un costume à Descartes, j'avais déjà le titre (Descartes nuit-il gravement à la santé ? - énigmatique, n'est-ce pas ?), ce sera pour une autre fois, il ne perd rien pour attendre !
Entre-temps mon attention a été retenue par cet article du site santé du Nouvel Observateur sur la Journée mondiale de l’ostéoporose, qui avait lieu le 20 octobre. Un article bien documenté et bien écrit, qui a reçu plusieurs "like", un article visiblement inspiré par un communiqué de l’Aflar (Association française de lutte anti-rhumatismale) et d’autres sociétés de médecins spécialistes de rhumatologie. La journaliste a semble-t-il souscrit aux arguments de ces associations et nous les fait partager :
- L’ostéoporose est une maladie grave et silencieuse qui touche 3 millions de femmes
- L’ hygiène de vie, notamment les apports en calcium et l’exercice physique peuvent la prévenir, ou freiner sa progression après la ménopause
- Les femmes devraient passer une ostéodensitométrie systématique, remboursée par la collectivité
Pour les philosophes comme Naomi Scheman, l’un des objectifs de la science est de fournir au public une connaissance qu’il puisse utiliser et qui lui soit bénéfique. Mais pour remplir cet objectif, la science, ceux qui la produisent et ceux qui l’utilisent (les médecins par exemple) doivent être dignes de confiance aux yeux des médiateurs de la science (les journalistes scientifiques) et du public. Les journalistes, en l’occurrence, doivent avoir de bonnes raisons de croire que leurs interlocuteurs, médecins ou scientifiques, ont de bonnes raisons de croire en leurs recherches et de vouloir les disséminer.
Dans un article célèbre de 1991, John Hardwig développe ce qu’il appelle « le principe de témoignage » et qui peut se résumer ainsi : « Si A a de bonnes raisons de penser que B a de bonnes raisons de croire p, alors A a de bonnes raisons de croire p. » Remplacez A par « journaliste », B par « société savante » et « p » par « ostéoporose-maladie-à-dépister-systématiquement » et nous avons le type d’article publié par Le Nouvel Observateur.
La question qui se pose est de savoir si B est digne de confiance. La philosophe Kristina Rolin fait la différence entre « crédible » et « digne de confiance ». La crédibilité est influencée par des facteurs sociétaux, la confiance par la compétence et la sincérité. Selon mon expérience, bien souvent les journalistes santé accordent plus d’attention à la crédibilité d’un interlocuteur qu’à sa compétence et sa sincérité.
A première vue, l’Aflar est incontestablement une organisation crédible. Doit-on pour autant lui faire confiance lorsqu’elle attire notre attention sur la nécessité du dépistage systématique de l’ostéoporose ?
Pour répondre à cette question, le journaliste pourrait s’interroger sur le financement d’une telle association de médecins. Le financement de l’Aflar est assuré en grande partie par les laboratoires pharmaceutiques et l’industrie agro-alimentaire, les uns engagés dans la promotion de médicaments contre l’ostéoporose et les maladies articulaires, les autres dans celle du calcium laitier. Ce simple constat devrait affaiblir le degré de confiance que l’on peut lui accorder car nous avons de multiples exemples de l’influence des conflits d’intérêt sur le discours médical (voir notamment le livre Santé, mensonges et propagande que j’ai écrit avec Isabelle Robard).
La deuxième question à se poser est celle de l’origine de la Journée mondiale de l’ostéoporose. J’ai raconté cette histoire dans mon dernier livre. Il s’agit d’un rendez-vous annuel imaginé en 1996 par l’International Osteoporosis Foundation (IOF). Qu’est-ce que l’IOF ? Une association d’industriels et de sociétés de médecins (qui reçoivent elles-mêmes un financement d’industriels). Pour toutes ces raisons, et bien d’autres que je raconte, la Journée mondiale de l’Ostéoporose doit être considérée comme une initiative d’industriels intéressés (à tous les sens du terme) par la généralisation du dépistage, donc la multiplication des traitements.
Les autres questions qui se présentent au journaliste désireux de rendre compte du communiqué de l’Aflar relèvent de l’enquête scientifique. J’admets qu’un minimum d’expertise/d'expérience, et de temps d’enquête sont nécessaires. Par exemple, quelle valeur accorder à l’ostéodensitométrie comme outil de dépistage du risque individuel de fracture ? Pour faire court, cette valeur est extrêmement faible, au point que cet examen est moins fiable qu’un simple questionnaire de mode de vie. Quelle valeur accorder aux traitement médicamenteux dans la prévention des fractures ? Elle est aussi extrêmement faible, et ces traitements exposent à des risques sérieux. Quelle valeur accorder aux recommandations qui visent à augmenter la consommation de calcium ? Elle est proche de zéro. Les preuves qui conduisent à ces conclusions sont exposées dans plusieurs de mes livres récents.
Alors certes non, le journaliste n'a pas la partie facile. Aurais-je écrit l'article du Nouvel Observateur ? Oui, probablement, au début de ma carrière quand la dimension "crédibilité" de la source l'emportait sur ma propre expérience. Mais par la suite, à la grande époque de Sciences et Avenir, après l'enquête sur l'amiante, non, je ne l'aurais plus écrit ainsi.
Je vous laisse à ces notions de crédibilité et de confiance, avec ce passage tiré d’un article récent du BMJ : « Une alliance globale et informelle de sociétés pharmaceutiques, de médecins et de groupes de pression sponsorisés présente et fait la promotion de l’ostéoporose comme d’une épidémie silencieuse mais mortelle qui rendrait misérables des dizaines de millions de femmes ménopausées. D’autres, moins proches de l’industrie pharmaceutique pensent que cette promotion représente un cas classique de fabrication d’une maladie – un facteur de risque transformé en maladie afin de vendre des tests et des médicaments à des femmes en relative bonne santé. »