Le sucre est-il addictif ?

Le sucre est-il addictif ?
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande de limiter la consommation de sucres libres dans les aliments à moins de 10% de la ration énergétique journalière et même, si possible, à 5%. 
Ces recommandations sont fondées sur l’analyse des dernières données scientifiques. Elles montrent que lorsqu’on mange plus de sucres, notamment dans les boissons, on grossit. De la même manière, le risque de caries augmente lorsqu’on consomme plus de 10% des calories sous forme de sucres.
 

Quand l'industrie du sucre montre les dents

L’OMS rappelle qu’une grande partie des sucres consommés aujourd’hui sont «cachés» dans des aliments qui ne sont pas considérés comme des sucreries. Aux Etats-Unis, 80% des aliments vendus dans les supermarchés contiennent des sucres cachés, en particulier ceux vendus aux enfants pour le petit déjeuner et le goûter.
Dans son livre « P’tits dej’ et goûters pauvres en sucres », la diététicienne Magali Walkowicz a pris le conseil de l’OMS à la lettre et conçu 60 recettes très simples et peu sucrées, à base d’ingrédients sains comme les farines de coco, de légumineuses, les amandes, le chocolat noir.
 
Le meilleur conseil que l’on puisse donner aux parents, écrit-elle, c’est : Libérez vos enfants du sucre. On sait en effet que les habitudes alimentaires prises dans l’enfance perdurent à l’âge adulte, mais ce qui se joue aussi ici, c’est l’éventuelle addiction aux aliments sucrés.
 
Ce caractère addictif est bien sûr contesté bec et ongles par la filière sucrière, représentée en France par le CEDUS.
 
Exemple : dans un reportage de 2015 diffusé sur France 2, le journaliste Erwann Menthéour cite des travaux assimilant le sucre à une drogue. La réaction du CEDUS est immédiate. Un courrier signé de ses avocats et daté du 29 septembre 2015 est adressé au journaliste et à la chaîne. Il est reproché au journaliste d’« abreuver le public de fausses informations », ce qui « est constitutif de dénigrement » et les avocats lui demandent de « cesser la diffusion de toutes fausses informations. » Dans le cas contraire, préviennent-ils, le CEDUS informe « qu’il nous a d’ores et déjà saisis en vue d’exercer à votre encontre toute voie de droit nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts. » 
 
Mais c’est que ça mordrait cette bête-là ! Vite, un susucre !
 
Évidemment, pour ceux qui suivent la communication orientée du CEDUS, il y a quelque chose d’absolument cocasse à voir cette officine de propagande demander l’arrêt de la diffusion de « toutes fausses informations ».
Mais voyons le fond du dossier. Sur la base d’expérimentations animales conduites dans le laboratoire de Serge Ahmed (CNRS), le journaliste aurait « extrapolé » les résultats de ces études à l’espèce humaine. Des extrapolations, dit le CEDUS, qui trahissent même les conclusions du chercheur, lequel ne tirerait de son expérimentation animale « aucune conclusion directe quant à l’espèce humaine ».
Alors, le sucre : drogue ou pas drogue ? 
 

Les études chez l’animal

Dans les études expérimentales sur l’addiction conduites chez l’animal, le sucre et les aliments sucrés peuvent se substituer à la cocaïne. Le plaisir et la récompense procurés par le sucre et les aliments sucrés peuvent même se révéler plus intense et plus addictif que celui apporté par la cocaïne, comme le montrent des travaux conduits par Serge Ahmed. (1) Comment expliquer ce phénomène ? Les drogues stimulent la sécrétion de dopamine, un messager chimique du cerveau impliqué dans la réponse à la récompense. Mais le sucre, contrairement à la cocaïne, active bien d’autres circuits que ceux de la dopamine.
 

10 à 20 % de la population « accro » à certains aliments, surtout sucrés/gras

En fait, l’addiction à certains aliments, notamment aux aliments sucrés, a de nombreux points communs avec les drogues. Le DSM IV [Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM)] a défini les critères de dépendance aux drogues et autres substances addictives. Quels sont-ils ? 
  • La tolérance, qui se définit par la consommation en quantité d’un aliment de plus en plus importante dans le but de ressentir les mêmes effets, ou le fait de ressentir des effets moindres lorsqu’on en consomme la même quantité.
  • Des symptômes d’état de manque lorsque l’aliment n’est pas consommé, ou une consommation destinée à éviter un état de manque.
  • Une surconsommation de l’aliment ou sa consommation pendant plus de temps que prévu, ou l’impossibilité de s’arrêter.
  • La renonciation à des activités sociales, professionnelles ou de loisirs du fait de cette consommation.
  • La poursuite de la consommation malgré les troubles psychologiques ou physiques provoqués ou exacerbés par la substance, ou en en connaissant les conséquences.
  • On considère qu’il y a dépendance à un aliment lorsqu’une personne manifeste des signes cliniques et qu’au moins 3 des critères ci-dessus ont été présents au cours des 12 mois qui ont précédé.
À partir de ces critères de dépendance aux drogues et autres substances addictives, les chercheurs ont développé et validé dès 2008 une échelle d’addiction à la nourriture appelée Yale Food Addiction Scale (YFAS), ce qui revient à entériner l’existence d’une dépendance à la nourriture ou à certains aliments. 
Ce questionnaire a été utilisé dans plusieurs études et on s’aperçoit que ce sont les aliments très transformés, avec graisses ou sucres ajoutés, ou riches en glucides et en sel, qui génèrent le plus de comportements addictifs. (2) En haut de la liste de ces aliments les plus désirés trônent le chocolat, les confiseries et les biscuits, cookies ou gâteaux.
On considère que 10 à 20 % de la population présente ainsi des symptômes d’addiction à des aliments transformés, (3) de la même manière que 10 à 20 % des utilisateurs de cocaïne ou d’héroïne développent une addiction à ces drogues. 
L’analogie ne s’arrête pas là puisque chez l’homme obèse, les zones du cerveau associées à l’addiction aux drogues sont également activées par l’anticipation des aliments préférés et par leur consommation. (4)
 

Comment le sucre active les circuits de la dépendance

Les aliments sucrés modifient l’activité du cerveau via des cellules gustatives spécialisées du tube digestif et des mécanismes neuronaux qui utilisent les signaux liés à la présence de glucose. (5)
Le sucre stimule aussi l’activité des neurones qui fabriquent la sérotonine, un neurotransmetteur inhibiteur, en augmentant l’accès au cerveau de son précurseur, l’acide aminé L-tryptophane. Mon ami le chercheur Richard Wurtman (MIT, Cambridge) a, le premier, montré dans les années 1980 que ce phénomène explique pourquoi certaines personnes ont besoin de sucré, et utilisent les aliments sucrés comme un médicament antidépresseur, antistress ou calmant, de la même manière qu’on utilise les antidépresseurs sérotoninergiques modernes. (6) Cette observation a été renouvelée depuis à de nombreuses reprises.
Chez l’homme, l’attirance pour le sucré se révèle d’intensité comparable à l’attirance pour les drogues. Par exemple, dans une étude stupéfiante (sans jeu de mots), des cocaïnomanes ont indiqué qu’ils éprouvent une attirance pour la nourriture aussi forte que celle pour la drogue. (7)
 
Le CEDUS laisse entendre que le Dr Serge Ahmed ne tire pas « de conclusions directes [de ses recherches] quant à l’espèce humaine. » 
Voici pourtant la conclusion d’un article récent cosigné par le Dr Ahmed : « Il existe maintenant des preuves solides selon lesquelles les aliments extrêmement agréables au goût, en particulier ceux avec des sucres ajoutés peuvent provoquer une récompense et une attirance extrême, au moins aussi comparables à celles des drogues addictives. »
 

L’industrie du sucre et du sucré sait parfaitement qu’elle vend un produit potentiellement addictif

Le sucre n'est probablement pas une drogue, mais l’industrie du sucre est parfaitement consciente du caractère potentiellement addictif des aliments sucrés. On peut révéler ici qu’elle connaît les études qui documentent l’attirance et la dépendance pour le sucré et qu’elle les finance même via le Centre Monell sur le goût et l’odorat, un institut de Philadelphie qui reçoit des fonds (entre autres) de la Sugar Association (l’équivalent américain du CEDUS), Mars, Pepsi, Coca-Cola, Kellogg’s, General Mills, Unilever ou Wrigley. 
Les chercheurs du Monell Center ont établi que le sucre diminue la douleur chez l’enfant. Ils ont aussi trouvé que l’attirance des enfants pour le sucré est probablement le résultat d’une adaptation à caractère évolutionnaire. L’industrie commercialise donc en connaissance de cause une multitude d’aliments très sucrés à destination de ce public.
 
« Sur la base de ses propriétés métaboliques et hédoniques, je pense que le sucre est addictif », dit le Dr Robert Lustig, chercheur à l'université de Californie, San Francisco, et auteur de Sucre, l'amère vérité. Mais il ajoute que son potentiel addictif est faible, semblable à celui de la nicotine, donc très différent de celui des drogues dures. 
 
Par précaution, il paraît prudent de limiter jus de fruits, céréales du petit déjeuner, pain de mie, pâtes à tartiner, compotes sucrées et leur trouver des alternatives.
 
Le livre de Magali Walkowicz « P’tits dej’ et goûters pauvres en sucres » que nous publions, peut vous y aider.
 
Références
 
(1) Cantin, L., et al. (2010). Cocaine is low on the value ladder of rats: possible evidence for resilience to addiction. PLoS One. Jul 28;5(7):e11592.
(2) Schulte, E. M., et al. (2015). Which foods may be addictive? The roles of processing, fat content, and glycemic load. PLoS One. Feb 18;10(2):e0117959.
(3) Meule, A. (2011). How Prevalent is "Food Addiction"? Front Psychiatry. Nov 3;2:61.
(4) Jastreboff, A. M., et al. (2013). Neural correlates of stress- and food cue-induced food craving in obesity: association with insulin levels. Diabetes Care. Feb;36(2):394-402.
(5) Grayson, B. E., et al. (2013). Wired on sugar: the role of the CNS in the regulation of glucose homeostasis. Nat Rev Neurosci. Jan;14(1):24-37.
(6) Wurtman, R. J. et al. (1986). Carbohydrate craving, obesity and brain serotonin. Appetite ;7 Suppl:99-103.
(7) Goldstein, R. Z., et al. (2010). Liking and wanting of drug and non-drug rewards in active cocaine users: the STRAP-R questionnaire. J Psychopharmacol. Feb;24(2):257-66.
 

Auteur

Thierry Souccar

Journaliste et auteur scientifique, directeur de laNutrition.fr

Thierry Souccar est journaliste scientifique, rédacteur en chef de LaNutrition.fr et du e-magazine Le Monde de la Nutrition. Il a écrit 20 livres de vulgarisation sur la nutrition et la santé publique dont plusieurs best-sellers.

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