Qu'est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à l'impact sur les enfants de la pornographie qui circule sur Internet ?
Anne de Labouret : Nous avons des enfants qui sont maintenant adultes mais lorsqu'ils ont commencé vers 15 ans à regarder de la pornographie sur Internet, j'ai réfléchi à ce que je pourrais leur dire, et pour m'aider je n'ai trouvé, à l'époque, qu'un seul ouvrage, qui avait très précocement le mérite d’aborder le sujet. Christophe, de son côté, a publié un livre sur les usages et risques d'Internet il y a quelques années et, pour la 3e édition de ce livre, son éditeur lui a demandé d'ajouter du nouveau contenu. C'est assez naturellement qu'en y réfléchissant ensemble, nous avons pensé à la pornographie. En travaillant sur cette question, nous avons constaté que depuis l’adolescence de nos enfants, rien d’autre – ou presque – n’avait été publié. Et nous nous sommes aperçus à quel point le problème était devenu important.
Quels indicateurs vous permettent de dire que c'est une question importante ?
Christophe Butstraen : Si le contenu à caractère pornographique est clairement interdit aux mineurs par la loi, son accès a été grandement facilité par Internet. Aujourd’hui à partir d’un smartphone et d’un simple mot-clé, on accède très facilement à des vidéos pornographiques, ce qui n’était pas nécessairement le cas aux débuts d’Internet. Avec la 3G et la 4G, les sites de partage de vidéos se sont mis à pirater et, pour garder du contenu payant, s’orientent vers des vidéos de plus en plus « trash ».
Par ailleurs, les parents n’ont clairement pas conscience que les enfants ont accès très jeunes à un contenu pornographique très violent et sexiste. J’anime régulièrement des conférences sur les usages d’Internet et la réaction des parents à propos de la pornographie est invariablement la même : « Ah non, pas mes enfants ! » Eh bien si ! Il faut bien prendre conscience que même si ce n’est pas à la maison, et même en étant vigilants, nous ne pouvons empêcher nos enfants de tomber un jour sur ce type de contenu, sans y être préparés.
Quels sont les principaux risques pour les enfants d’une exposition trop précoce ou sans préparation à un contenu pornographique ?
Anne de Labouret : Que ce soient par des fenêtres pop-up ou par des extraits de vidéos, de très jeunes enfants peuvent être exposés à des images qui provoqueront chez eux une sidération telle qu’ils ne penseront même pas à éteindre l’ordinateur ou le smartphone. L’enfant se retrouve confronté à un monde dont il n’a pas idée et dont il peut penser, sans préparation, qu’il correspond à la réalité. Les images entrent par effraction dans le psychisme de l’enfant et perturbent sa construction, d’autant qu’il ne peut pas les oublier.
Les adolescents, eux, considèrent le porno comme une forme de manuel d’éducation sexuelle, avec tous ses travers. Cet accès facile à du contenu pornographique peut induire des difficultés dans leur vie sexuelle et affective. Par exemple, la taille du pénis ou les performances hors normes des acteurs peuvent pousser certaines jeunes à un retrait amoureux, voire à un isolement social, car ils se disent qu’ils ne seront jamais à la hauteur. Autre exemple : dans les vidéos qu’ils regardent, il n’y a ni avant, ni d’après, juste un acte brut. La confrontation avec le réel devient compliquée.
Quelles solutions techniques peut-on mettre en place en tant que parents ?
Christophe Butstraen : Il existe plusieurs moyens de sécuriser ses appareils. Les fournisseurs d’accès à Internet sont obligés d’intégrer des logiciels qui filtrent les contenus. On peut donc paramétrer directement sur sa box ou son compte des plages d’utilisation d’Internet et des contenus à exclure. Les systèmes d’exploitation des ordinateurs comme Windows possèdent aussi des options de sécurisation. Enfin, on peut paramétrer les moteurs de recherche. Toutes ces solutions sont disponibles, relativement simples à mettre en place et gratuites. Il existe aussi des logiciels payants de contrôle parental. Toutes ces solutions sont détaillées
dans le livre. Mais attention : si sécuriser tous les appareils est important, cela n’empêchera jamais un jeune de voir du contenu pornographique ailleurs, par exemple sur le smartphone d’un copain. Elles peuvent aider ou retarder mais pas empêcher, d’où l’importance du dialogue au sein de la famille.
Et concrètement, on parle comment à nos enfants ?
Anne de Labouret : Les jeunes enfants ont une naïveté qu’il faut saisir pour leur expliquer que les images sur lesquelles ils tombent ne sont que du cinéma. Et au fur à mesure que l’enfant grandit, on lui donne plus d’informations, en fonction de son niveau de compréhension. Sans s’immiscer dans la vie sexuelle de son enfant, il est important de discuter avec lui du fait que ces images ne représentent pas la réalité. Pour les ados, on peut aborder ce sujet par le biais du consentement. Il faut expliquer aux jeunes l’importance du respect de soi, de l’autre, du « oui » et du « non », de prendre son temps pour « apprivoiser » son corps et sa sexualité...
Et dans tous les cas, il faut éviter de juger, de stigmatiser ou de poser des questions trop frontales. Une chose est certaine : si on ne parle pas avec ses enfants, on les laisse affronter seuls les représentations inadaptées auxquelles ils ont été confrontés.
Dans le livre, nous donnons des pistes concrètes pour entamer le dialogue et proposons des arguments à donner à nos enfants.
Existe-t-il des programmes d’éducation à l’école qui tiennent compte de la place d’Internet dans la vie des jeunes et des risques qu’elle entraîne ?
Christophe Butstraen : Il n’y a pas d’éducation spécifique à l’usage d’Internet à l’école. Cela reste à l’éventuelle discrétion d’un enseignant motivé par le sujet. Je suis intervenu en Belgique dans des écoles afin de donner des outils de prévention afin d’outiller les équipes éducatives pour une meilleure utilisation d’Internet, mais cette politique de prévention n’a pas été reprise dans les derniers projets gouvernementaux, et je ne me l’explique pas au vu de l’importance du sujet.
Il existe bien, et c’est indispensable, des cours d’éducation sexuelle, concernant notamment les moyens de contraception et de prévention des IST. Des intervenants associatifs peuvent venir très ponctuellement aborder le sujet de la pornographie, mais globalement en France, on se heurte, chez les parents et chez les enseignants, à une méconnaissance complète du sujet. Et indiscutablement aussi, à une peur de l’aborder.
Propos recueillis par Priscille Tremblais.