La colonisation de la planète par l’industrie laitière est un tour de force qui mériterait d’être décortiqué dans les écoles de commerce. En un siècle, l’industrie a fait d’un aliment apparu il y a seulement 10 000 ans (sur les 7 millions de l’histoire de l’évolution), douteux, mal considéré, indigeste (pour le lait liquide) pour près de 70% de l’humanité, un pilier des recommandations nutritionnelles officielles occidentales et un must dans des contrées qui n’en ont jamais consommé auparavant, comme la majeure partie de l’Asie et de l’Afrique.
On saisit mal la puissance de l’industrie laitière sauf à lui trouver une échelle de mesure. En France, le chiffre d’affaires de l’industrie du médicament approche les 28 milliards d’euros annuels. Mais il est supplanté par celui de la filière du lait, à 30 milliards d’euros. Ce poids se fait sentir à tous les niveaux des décisions politiques, scientifiques et économiques, comme j’en ai rendu compte dans plusieurs de mes livres et articles depuis plus de 15 ans.
A l’été 2017, Mélissa et Jonathan Mialon, deux chercheurs de l’université de York (en Grande-Betagne) ont publié une enquête sur les pratiques de l’industrie laitière française. Ils en concluent que, par ses nombreux satellites (CNIEL, CIDIL, CERIN, OCHA…) et par les sociétés qui la composent, l’industrie utilise plusieurs des techniques d’influence déjà rodées par l’industrie du tabac pour promouvoir la consommation de ses produits, à commencer par la présentation avantageuse et sélective des prétendues vertus des produits laitiers. Le calcium est le cheval sur lequel a misé l'industrie depuis les années 1920 : une sacrée longévité quand on pense qu'il y a plus de calcium dans une portion de chou chinois que dans un verre de lait, et qu'il est mieux absorbé. Le problème : il n'y a pas d'industrie du chou.
Les enfants en première ligne
Malgré ses pratiques discutables et en dépit de ses multiples leviers gouvernementaux, l’industrie laitière européenne et américaine est confrontée à une désaffection rampante de ses consommateurs traditionnels. Cette érosion est une mauvaise nouvelle pour les petits producteurs, forcés de comprimer encore et encore leurs coûts. Mais les gros transformateurs, eux, ont l’œil fixés sur un horizon bien plus large.
Ils ont conquis l’Europe et les Etats-Unis en utilisant la technique de l’échantillonnage : le lait servi dès 1934 dans les écoles d’Angleterre au terme du Milk Act. Peter Atkins, un chercheur de l’université de Durham a exposé les raisons qui ont conduit à servir gratuitement cet aliment à des enfants : « La nécessité économique de fournir un marché aux producteurs de lait liquide prévalait dans l’esprit des hommes politiques, sur l’intérêt d’un supplément nutritionnel pour les enfants mal nourris. »
Notre Milk Act à nous, c’est la décision prise par Pierre Mendès-France de faire boire à partir de janvier 1955 un verre de lait sucré chaque jour aux écoliers français et aux appelés du contingent. Ecoutons-le : « Ces distributions seront salutaires pour la santé de nos enfants. Elles aideront à écouler une partie de notre production laitière et sucrière ; et elles prépareront une modification des habitudes de consommateurs dans nos pays où le lait et le sucre ne sont pas consommés autant que le voudraient la santé et la vigueur de la race (…). »
La rhétorique est la même à la FAO, "travaillée" par le lobby laitier depuis sa création en 1945. En 2000, la FAO a donc instauré un « Jour du lait à l’école » (World School Milk Day). Pour cet organisme qui dépend des Nations Unies, « les enfants représentent un marché important, non seulement parce qu’ils boivent individuellement plus de lait que les adultes mais aussi parce que les habitudes alimentaires établies dans l’enfance persistent à l’âge adulte. Ainsi, les enfants qui boivent du lait et consomment des produits laitiers régulièrement, continueront de le faire en tant qu’adultes. »
Depuis juin 2001 s’y ajoute même le Jour du Lait (World Milk Day), soit autant d’occasions pour les industriels d’étendre leur emprise sur des régions du globe où l’on n’avait jamais bu un seul verre de lait. Par exemple, la coopérative néerlandaise FrieslandCampina (CA : 11 milliards d'euros) estime avoir grâce aux "Journées" de la FAO, touché plus d’un million d’enfants en 2012 ; mais un million, ce n’est pas assez pour formater les consommateurs de demain, et l’objectif affiché pour 2020 est « d’atteindre 20 millions d’enfants avec une information efficace sur ce qu’est la nutrition saine. »
Les nouveaux pays de cocagne
Les entreprises françaises ont, elles aussi, mis le pied dans les écoles de la planète, et quand ce n’est pas dans l’établissement même, ce n’est jamais bien loin. Le groupe Bel réalise déjà 800 millions d’euros de ventes en Afrique et au Moyen-Orient en s’appuyant sur un réseau de vendeurs de rue, un partenariat vanté par le groupe comme « gagnant-gagnant » car les vendeurs, en plus d’un revenu accru, ont accès à une protection sociale. Au Brésil, Nestlé fait appel à une myriade de vendeurs en porte-à-porte, en se félicitant d’apporter un progrès nutritionnel à des foyers modestes. Les industriels se disputent même le vocable volontiers altruiste qui habille ces initiatives. Bel parle de « Sharing cities », là où Nestlé met en avant le programme « Creating shared values ».
En réalité, qu’il s’agisse de Bel ou de Nestlé, les ventes dans ces pays portent essentiellement sur des aliments ultra-transformés (pour Bel, La Vache qui rit, pour Nestlé des produits sucrés), lesquels sont associés, dans les études épidémiologiques, à des risques pour la santé. Sans compter qu’un aliment prenant la place d’un autre, on peut craindre que de telles offensives ne portent un coup fatal aux productions et aux habitudes alimentaires locales.
Quel modèle alimentaire voulons-nous ?
Pour soutenir leur stratégie de conquête, les grands groupes exercent une pression continue sur les producteurs laitiers européens, encouragés à s’endetter pour produire toujours plus et toujours moins cher. Les pouvoirs publics sont eux aussi mis à contribution, contraints de voler au secours d’une filière déficitaire où les cessations d’activité et les suicides sont légion. En 2015, l’Europe a débloqué 500 millions d’euros pour soutenir les cours du lait, puis 500 millions encore en 2016 pour venir en aide aux producteurs. Ce sont donc les contribuables européens qui financent en partie l’expansion des industriels sur les marchés émergents.
Le producteur, lui, est confronté à un choix. Soit se lancer dans la course à l’armement pour approvisionner les grands groupes, avec toujours plus de supervaches crachant leurs 8000 ou 9000 litres de lait par an. Soit opter pour une production de taille modeste, avec des animaux rustiques nourris à l’herbage qui donnent certes deux fois moins de lait que les Prim’Holstein, mais un lait de qualité, qui sera peu transformé et mieux valorisé, donc susceptible de lui assurer un revenu décent, voire confortable.
Cette production pourra s'appuyer sur les consommateurs qui ne sont bien sûr ni végétariens stricts, ni végans, ni intolérants, mais qui ont opté pour une consommation modérée (0 à 2 portions par jour comme le conseille LaNutrition.fr, à l'instar de l'Ecole de santé publique de Harvard) de produits laitiers peu transformés, issus d'exploitations à taille humaine respectueuses de la planète, de l'espace rural et des bêtes.