Dopage : la vraie malédiction des Springboks

Dopage : la vraie malédiction des Springboks

Franchement, après mon article sur la créatine-dopant-cancérogène, je ne pensais pas reparler un jour de dopage, un domaine que j’ai suivi étroitement pendant une dizaine d’années pour Sciences et Avenir, mais c'était avant, n'est-ce pas ? Et voilà que la lecture d’un article palpitant dans l’Equipe me fait reprendre le clavier ! La loi des séries, sûrement.

Sous le titre « La malédiction des Springboks frappe encore », il a pour point de départ le décès du trois-quarts centre Tinus Linee, 9 fois titulaire de l’équipe nationale de rugby d’Afrique du Sud dans les années 1990.

Linee a succombé à la maladie de Charcot, plus connue sous le nom de sclérose amyotrophique latérale (ALS).

L’ALS est une maladie neurodégénérative dont le pronostic est particulièrement sombre, puisque l’espérance de vie moyenne après diagnostic ne dépasse pas trois ans.

« Le décès de Linee relance la question sur le dopage chez les champions du monde 1995 », écrit le journaliste de l’Equipe. Et de rappeler que Joost van der Westhuizen, demi de mêlée de l’équipe championne du monde en 1995 souffre de la même maladie. En 2006, André Venter, Springbok de 1996 à 2001, a été frappé de myélite transverse, une autre maladie neurodégénérative rare, tandis que Ruben Kruger (champion du monde 95) est décédé d'une tumeur au cerveau à 40 ans.

Tout cela est certes troublant, mais c’est en lisant l'article que ça devient lumineux.

Dopage à la vitamine B12

« Pour expliquer ces maladies, poursuit le journaliste, plusieurs causes ont été avancées par de pseudo-experts. Les chocs violents dus au rugby ont été évoqués. D'autres ont parlé des pesticides utilisés pour l'entretien des pelouses... Bien évidemment, la cause la plus vraisemblable est le dopage. »

Ces maladies rares qui frappent les anciens rugbymen seraient donc la conséquence de pratiques dopantes, et la raison en est donnée ainsi dans l’article : « Dans un contexte où Nelson Mandela avait fait de la Coupe du monde un objectif pour unir la nation arc en ciel, les Boks avaient le devoir d'être invincibles. »

Cette piste « vraisemblable » du dopage, qui doit faire se retourner le pauvre Nelson dans sa tombe, n’est pas nouvelle. Elle trouve son origine dans un reportage de Stade 2 diffusé le 23 mars 2014.

De quelles preuves les journalistes disposent-ils pour balayer les explications des « pseudo-experts » et assurer que les Springboks étaient dopés en 1995 ? Quelles preuves ont-ils rassemblées pour avancer que ce dopage rend compte de la « malédiction » qui frappe les joueurs 20 ans plus tard ?

Elles sont, vous allez le voir, particulièrement accablantes.

D’abord, il y a un livre publié en 2000, celui du capitaine des Springboks, François Pienaar (Rainbow Warrior) : il y explique que les joueurs prenaient des vitamines avant les matches, et qu’elles ont été « interdites » par la suite.

Pourtant, aucune vitamine n’a jamais été interdite en Afrique du Sud ni ailleurs. Mais bon, il ne s'agissait peut-être pas de vitamines.

Ensuite, un autre Springbok, Kobu Wiese, a expliqué qu’il avait reçu des injections de vitamine B12. 

Voilà ce qu'il y a dans le dossier. Deux déclarations sur les vitamines et c’est à peu près tout. On vous l'avait dit, des preuves accablantes.

Mais, me direz-vous, quel lien entre les vitamines et le dopage ? Le voici, évident, sous la plume du journaliste de l’Equipe : « Quand on sait que la vitamine B12, associée à l'EPO, en accélère les effets, les questions sur le dopage deviennent légitimes. »

Avec ce genre de construction intellectuelle, ce sont surtout les questions sur le professionalisme de certains journaux sportifs qui deviennent légitimes.

les entraîneurs des springboks : nuls ou illétrés ?

L’EPO (érythropoïétine) est une hormone naturelle qui aide à la synthèse des globules rouges. Elle est donnée sous une forme recombinante dans les anémies graves (certains cancers, maladies rénales) et utilisée comme dopant dans les sports d’endurance : cyclisme sur route, athlétisme (fond et demi-fond), ski de fond, natation de longue distance, triathlon etc.

L’EPO n’est pas ou peu utilisée dans les sports de contact comme le rugby car les bénéfices qu’elle pourrait apporter aux joueurs seraient marginaux. Les stéroïdes, la testostérone, sont bien plus intéressants, d’autant que la testostérone, en plus d'augmenter la masse musculaire, élève aussi hémoglobine et hématocrite.

Supposons malgré tout, pour construire sur le raisonnement de l’Equipe et de Stade 2, que les entraîneurs des Springboks aient été suffisamment ignorants pour donner à leurs rugbymen un dopant aussi peu adapté à leur sport que l’EPO.

Pour commencer, les injections de vitamine B12 ne sont pas un trait caractéristique du dopage à l'EPO et ils n'en "accélèrent" pas les effets. Tout au plus peut-on dire que dans les anémies graves comme celles des stades avancées de l'insuffisance rénale, en présence de déficits en B12, les injections de cette vitamine diminuent le recours à l'EPO.

Lorsqu’on prend de l’EPO pour se doper, on l’accompagne plutôt d’injections de fer, ou de la prise de suppléments de fer par voie orale. Mais bon, admettons que les joueurs aient fait la confusion entre B12 et fer, à moins que les entraîneurs, dans leur ignorance crasse, aient injecté de la B12 à la place du fer ou même, qu’illettrés ou mal voyants, ou plongés dans l'obscurité de l'hiver austral, ils aient confondu les ampoules de vitamines avec des ampoules de fer.

Il faut maintenant explorer le lien entre la prise d’EPO et les maladies neurodégénératives. Si les injections de ce produit provoquent l’ALS, alors les malades qui en reçoivent ont une fréquence plus élevée de ce type de maladie, et une mise en garde figure probablement au titre des effets indésirables.

Il se trouve que ce n’est pas le cas.

Et les cyclistes professionnels, en particulier ceux qui ont couru dans les années 1990-2000, où l’EPO circulait dans le peloton plus vite que les bidons de ravitaillement ? Ils devraient développer des maladies neurodégénératives dans des proportions massives.

Eh bien non, les cyclistes professionnels ne sont pas plus concernés par l'ALS que la population générale, et le seraient peut-être moins (1). L'EPO préviendrait-elle les maladies neurodégénératives ?

Ah, mais après tout, les entraîneurs des Springboks n’étaient peut-être pas aussi ignorants, illettrés, et mal-voyants que cela : ils n’ont pas donné de l’EPO aux joueurs, mais des dopants plus adaptés à leur sport comme les stéroïdes anabolisants, la testostérone, voire l’hormone de croissance, l’insuline ou l’IGF-1. C’est toujours du dopage, n’est-ce pas ?

Quel est le lien entre ces substances et les maladies neurodégénératives ?

Il n’y en a pas.

Nous voilà désormais bien ennuyés. Car la piste « vraisemblable » du dopage comme explication des ennuis de santé des Springboks n’est plus aussi vraisemblable que ça.

A vrai dire, elle ne tient pas la route et ne l’a jamais tenue.

Certains chercheurs ont, sur la base d'observations parcellaires chez l'animal, émis l'hypothèse que les acides aminés branchés (BCAA), qui sont des compléments alimentaires pris par les bodybuilders, puissent favoriser l'ALS. Mais là encore, l'épidémiologie ne permet pas de soutenir cette hypothèse. Les bodybuilders peuvent développer des cardiopathies et des maladies rénales, mais ils sont peu touchés par l'ALS.

les raisons d'une malédiction

En réalité, la probable raison des ennuis de santé des joueurs Sud-Africains - s’il ne s’agit pas d’une simple coïncidence, figure en toutes lettres dans la littérature médicale : la pratique prolongée de sports de contact comme le rugby expose à un risque considérablement augmenté de maladies neurodégénératives. 

Les preuves abondent. Par exemple, une étude sur 34 ex-joueurs de football américains montre que 12% d’entre eux avaient une ALS, 11% une maladie d’Alzheimer. Au total, 63% d’entre eux avaient une forme d’encéphalopathie. C’est aussi le cas du football, mais pour d’autres raisons (reprises du ballon avec la tête). Non seulement l’épidémiologie est-elle éloquente, mais les modèles expérimentaux le sont aussi, tout comme la cascade des événements biochimiques qui conduisent à ces troubles.

Les chercheurs (les « pseudo-experts », dirait L’Equipe) estiment aujourd’hui que ce sont bien les traumatismes reçus à la tête, même en l’absence de perte de conscience, qui expliquent l'incidence très élevée de ces maladies chez les anciens joueurs. (2)

Certes, c’est moins vendeur que le dopage.

Finalement, si une malédiction poursuit réellement ces pauvres Springboks, c’est celle-ci : qu’une certaine presse française, au mépris des données scientifiques, continue d’accuser le dopage d’être responsable de leurs problèmes de santé.

Sources

(1) Chio A, Calvo A, Dossena M, Ghiglione P, Mutani R, Mora G. ALS in Italian professional soccer players: the risk is still present and could be soccer-specific. Amyotroph Lateral Scler. 2009 Aug;10(4):205-9.

(2) McKee AC, Stern RA, Nowinski CJ, Stein TD, Alvarez VE, Daneshvar DH, Lee HS, Wojtowicz SM, Hall G, Baugh CM, Riley DO, Kubilus CA, Cormier KA, Jacobs MA, Martin BR, Abraham CR, Ikezu T, Reichard RR, Wolozin BL, Budson AE, Goldstein LE, Kowall NW, Cantu RC. The spectrum of disease in chronic traumatic encephalopathy. Brain. 2013 Jan;136(Pt 1):43-64.

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Auteur

Thierry Souccar

Journaliste et auteur scientifique, directeur de laNutrition.fr

Thierry Souccar est journaliste scientifique, éditeur, auteur de nombreux best-sellers dontLait, mensonges et propagande. En charge des questions de santé à Sciences et Avenir pendant 15 ans, il a créé LaNutrition.fr, premier site d’information francophone indépendant sur l’alimentation et la santé. Il est membre de l'American College of Nutrition depuis 2000.

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