Dans les années 1960-1970, les épidémiologistes anglais étaient très étonnés des chiffres de la mortalité cardiovasculaire en France par rapport à ceux du Royaume-Uni. Les Français fumaient autant que les Anglais, mangeaient plus de graisses animales (beurre, crème, fromages censés augmenter leur cholestérol) et autant de sel (censé augmenter leur pression artérielle). Pourtant le différentiel de mortalité entre les deux populations avoisinait les 40-50 % (inférieur chez les Français). Cette disparité entre des chiffres de cholestérol élevés et une mortalité cardiovasculaire basse aurait dû réveiller quelques esprits critiques : était-ce si paradoxal que ça ?
Ces épidémiologistes, très british, traitèrent longtemps ce French paradox (paradoxe français) par le mépris prétendant que les chiffres français étaient simplement faux. Le paradoxe en question devint plus difficile à éluder (et expliquer) quand des statisticiens français confirmèrent les chiffres nationaux français de mortalité cardiovasculaire : elle restait nettement inférieure à celle des Anglais.
Comment expliquer ce qui semblait si paradoxal ? C’est notre équipe à Lyon (Serge Renaud et moi-même) qui la première a proposé une explication biologique et physiopathologique du paradoxe français dans un article du Lancet en 1992 : les Français faisaient moins de thrombose (de caillot) dans leurs artères coronaires parce qu’ils buvaient du vin, lui-même ayant un effet antiplaquettaire.
Pour les épidémiologistes hautement compétents du Royaume-Uni et de France – qui avaient l’habitude d’expliquer l’infarctus et l’AVC par le cholestérol mais ignoraient totalement ce qu’étaient le vin, son contenu, et le mécanisme de formation du caillot, cette explication mêlant le vin, les plaquettes et la thrombose apparût plutôt incongrue.
Les réactions furent paradoxales : les ventes de vin français bondirent de 50 % en quelques semaines aux États-Unis où notre théorie fut accueillie avec enthousiasme – probablement surtout par les amateurs de bon vin – tandis que les épidémiologistes anglais, et parisiens de l’INSERM se récrièrent en nous traitant de pyromanes et de farfelus ! Comment pouvait-on être assez irresponsables pour élaborer des théories qui pourraient encourager la consommation d’alcool ? Selon ces grands penseurs, toutes les vérités – y compris scientifiques – ne sont pas bonnes à dire. Notre théorie était donc irrecevable sur le plan scientifique, parce qu’immorale selon eux…
Pourtant notre théorie suscita une avalanche de travaux scientifiques dans tous les pays du monde. Travailler sur l’alcool et le vin n’était plus une honte. Une fantastique masse d’informations scientifiques a été accumulée sur l’alcool et le vin au cours des vingt dernières années, sur la base de notre théorie du French paradox. Il n’y a pas de plus belle récompense pour des scientifiques que de voir leurs idées reprises, discutées et finalement confirmées par des centaines d’équipes à travers le monde. Ceci dit, seul le temps reste le juge suprême dans toutes les controverses scientifiques, et la bonne question reste : notre théorie a-t-elle survécu ? Les contre-théories proposées pour remplacer la nôtre ont-elles dépassé le niveau de la courtoise et furtive citation ?
Réponse : seule notre théorie a survécu !
Pour preuve, dans un numéro récent d’une revue de cardiologie (mai 2011), un sympathique épidémiologiste toulousain de l’INSERM proclame que, grâce à un travail franco-anglais publié en 2011 : « le French Paradox a enfin été élucidé ». Je cite : « A facteurs de risque équivalents, les Français seraient protégés par une consommation régulière et modérée d’alcool. » Il leur aura donc fallu 18 ans pour confirmer notre théorie, tout en se l’attribuant… sans complexe !